CHAPITRE VI - La Lande du Mystère
« La Lande du Mystère, quel nom épatant, dit François. Regardez, elle est couverte d'ajoncs en fleur.
— Elle n'a rien de mystérieux, remarqua Paule surprise.
— Son silence et son calme m'effraient un peu, dit Annie. J'ai l'impression qu'un drame a eu lieu Ici il y a longtemps, très longtemps et que la lande en conserve le souvenir.
— Allons donc, s'écria Paule en riant. Je ne dis pas que je n'aurais pas peur seule ici la nuit, mais le jour pas du tout; je me demande pourquoi on lui a donné ce nom.
— Il faudra que nous cherchions un livre sur cette région de la Bretagne, dit Michel. Je suppose qu'il y a une légende qui date du temps où les gens croyaient aux sorcières, aux fées et aux loups- garous. »
Ils avançaient sans but, au hasard, dans cette vaste étendue de bruyères et d'ajoncs aux fleurs dorées qui ondoyaient sous la brise. Annie se mit à renifler bruyamment.
« Tu fais concurrence à Mario, remarqua Michel. Tu as un rhume?
— Non, répondit Annie en riant. Mais j'aime tant l'odeur des ajoncs. Ça sent quoi? La vanille? Le chocolat chaud? Je ne sais pas, mais c'est délicieux.
— Regardez là-bas », dit François en arrêtant son cheval. Tous tendirent le cou.
« Ce sont les roulottes, dit enfin François. Bien sûr… Les bohémiens avaient l'intention de partir aujourd'hui. Ils doivent avoir de la peine à avancer dans ces bruyères et ces ajoncs.
— Où vont-ils? demanda Annie. Qu'y a-t-il du côté où ils se dirigent?
— Ils arriveront à la mer s'ils continuent à marcher tout droit, dit François. Rejoignons-les, voulez-vous?
— Bonne idée », approuva Michel.
Les roulottes peintes de couleurs éclatantes se voyaient de loin; elles étaient au nombre de quatre : deux rouges, une bleue et une jaune; des petits chevaux vigoureux les tiraient.
Des cris saluèrent l'arrivée des quatre cavaliers et un gitan les montra aux autres avec de grands gestes.
« C'est l'homme qui nous a réveillés cette nuit, dit François à Michel. Le père de Mario. Drôle de numéro ! Il aurait bien besoin d'une coupe de cheveux.
— Bonjour, cria Mick en s'approchant des roulottes. Quel beau temps, n'est-ce pas? »
Il ne reçut pas de réponse.
Les bohémiens qui conduisaient les roulottes et ceux qui marchaient à côté les regardèrent de travers
« Où allez-vous? demanda Paule. A la mer?
— Ça ne vous regarde pas », répliqua un vieillard aux cheveux gris et bouclés.
« Ils ne sont vraiment pas très aimables, dit Michel à François. Ils croient peut-être que nous les espionnons. Impossible de se ravitailler dans cette lande; ils sont obligés d'emporter un tas de provisions.
— Je vais les interroger », dit Paule, et sans se laisser intimider par les regards maussades, elle s’approcha de Castelli. « Comment vous arrangez-vous pour vous nourrir? demanda-t-elle.
— Nous avons ce qu'il faut pour manger, dit Castelli en montrant une des roulottes. Quant à l'eau, nous savons où sont les sources.
— Vous camperez longtemps dans la lande? » demanda Paule qui aurait bien aimé cette vie errante... du moins pendant quelques jours. Quelles délices de coucher à la belle étoile au milieu de ces ajoncs aux fleurs embaumées.
« Ça ne vous regarde pas! cria le vieillard aux cheveux gris. Filez et laissez-nous tranquilles!
— Viens, Paule, dit François en faisant demi- tour. Nos questions les contrarient. Ils ont peut- être des secrets et ont peur que nous les découvrions. Ces gens-là vivent de chapardages. »
Des enfants aux yeux noirs se penchaient aux fenêtres des roulottes. Quelques-uns couraient dans les ajoncs, mais ils se dispersèrent comme des lapins effrayés quand Paule s'approcha d'eux.
« Ils ne veulent pas de notre amitié, songea-t-elle. Que ce doit être drôle d'habiter des maisons sur roues! Ils ne restent jamais longtemps au même endroit; ils sont toujours en voyage. Allons rejoindre les autres, Mickey. »
Le cheval lui obéit en prenant soin d'éviter les trous de lapins. Quelle bonne journée! Le soleil brillait et une brise légère soufflait. Paule était au comble du bonheur. Les trois autres ne partageaient pas tout à fait sa joie : Claude leur manquait. Et Dagobert aurait dû trotter et gambader près d'eux. Au bout d'un moment, les roulottes furent invisibles. François craignait un peu de s'égarer et consultait fréquemment la boussole dont il s'était muni.
« Ce ne serait pas très agréable de passer la nuit ici, dit-il. Personne ne nous trouverait. »
A midi et demi ils s'arrêtèrent pour déjeuner. Mme Girard les avait gâtés. Des œufs durs, de la viande froide, du jambon, des sandwiches aux sardines, au fromage, à la confiture. Et pour finir, de grosses parts de cake aux cerises et des oranges juteuses.
« Ce cake est formidable, dit Michel. J'adore les cerises confites.
— Tu veux boire? demanda Paule en brandissant une bouteille de limonade. Ce n'est pas très frais, mais c'est bon tout de même, meilleur que dans un café, même avec de la glace.
— Il y a une source tout près d'ici, dit François, je l'entends. »
Ils firent silence et un clapotis argentin frappa leurs oreilles. Annie alla à la découverte et appela les autres. Une eau claire comme du cristal sortait de terre et se perdait dans les ajoncs.
« Les gitans connaissent l'existence de ces sources », dit François. Il puisa un peu d'eau dans le creux de sa main et la porta à ses lèvres.
« Elle est exquise. D'une fraîcheur! dit-il. Goûte-là, Annie. »
Ils se remirent en route, mais la lande ne leur offrait aucune surprise; toujours des bruyères, de l'herbe, des ajoncs, çà et là une source qui formait un petit ruisseau, quelques arbres, surtout des bouleaux. Des alouettes montaient dans les airs en chantant, si haut qu'on les voyait à peine.
« Les notes tombent à la manière des gouttes de pluie », dit Annie en tendant les mains comme pour les recueillir. Paule se mit à rire; elle se plaisait de plus en plus en compagnie de ces enfants charmants et se disait que Claude était stupide d'être restée à la ferme.
« Il est temps de rentrer, dit enfin François en consultant sa montre. Il est déjà tard. Dirigeons- nous du côté du soleil couchant. Venez! »
Il fit demi-tour et les autres le suivirent. Michel s'arrêta au bout d'un moment.
« Tu es sûr que nous ne nous égarons pas, François? Je ne me reconnais pas. La lande me semble différente ici; il y a beaucoup moins d'ajoncs. »
François arrêta son cheval et regarda autour de lui.
« C'est vrai, dit-il. Je crois pourtant que nous sommes dans la bonne direction. Continuons un peu plus vers l'ouest. Il n'y a absolument rien pour se guider dans cette lande! »
Ils se remirent en route. Soudain Paule poussa une exclamation.
« Venez voir! »
Les deux garçons et Annie la rejoignirent. Elle avait sauté à terre et elle écartait les touffes de bruyère.
« Regardez, dit-elle. On dirait des rails. Très vieux et tout rouillés. Mais c'est impossible.»
Tous étaient maintenant à genoux et grattaient le sable. François se rejeta en arrière et réfléchit.
« Oui, ce sont des rails. Très vieux, comme tu le dis. Mais qui diable a posé des rails ici?
— Je les ai aperçus par hasard, dit Paule. Ils sont recouverts par les arbres et la bruyère. Je n'en croyais pas mes yeux.
— Ils mènent sûrement quelque part, dit Michel. Peut-être à une carrière que l'on a cessé d'exploiter.
— C'est probable, dit François. Si nous les suivons du côté opposé à celui d’où nous venons, nous arriverons probablement à une ferme ou à un village.
— C'est ce que nous avons de mieux à fairepuisque nous sommes plus ou moins perdus, remarqua Paule en se remettant en selle. Il n'y a qu'à marcher entre les deux; nous ne pouvons pas les perdre de vue. »
Au bout d'une demi-heure, Paule fit un geste.
« Des maisons! s'écria-t-elle. C'est le hameau du Moulin Blanc. La ferme des Girard n'est pas très loin. Ce serait très amusant de suivre les rails dans la lande pour voir où ils s'achèvent.
— Nous le ferons un jour, approuva François. Rentrons vite. Je me demande ce que Claude a fait toute la journée. »
Ils se hâtèrent de regagner la ferme, pressés de retrouver Claude. Comment les accueillerait-elle'? Drapée dans sa dignité? Ou bien leur ferait-elle d'amers reproches? Qui sait si elle consentirait à sortir de sa chambre? Ils le sauraient dans quelques minutes.